In les mots de l'espace : entre expression et appropriation, sous la direction de Marie Berchoud, L’harmattan, Paris, 2009.
Résumé
Dans le processus d’apprentissage du français écrit, on enseigne que le français s’écrit comme il se lit, de gauche à droite. Mais on confond sans doute le résultat final (l’écrit) avec le processus concret de la graphie, du point de vue de celui qui l’accomplit : si on considère en particulier l'enseignement des cursives, ce sens de l'écrit ne s'accompagne pas d'un tracé qui respecte systématiquement cet ordre spatial. C’est là une première difficulté pour l’ensemble des apprenants. A cette première difficulté vient s’en ajouter une autre en français langue étrangère, ce qu’on peut appeler un interdit spatial chez les apprenants qui ont appris qu’écrire de droite à gauche était une erreur ou une faute dans le système d’apprentissage français et/ou que ce sens est celui de leur système graphique premier : c'est le cas en français langue étrangère.
1. Ecrire : une Forme sociale
Chacun le sait, le geste d’écriture est à la fois personnel et social : enraciné dans le corps du scripteur, il manifeste aussi la culture dans laquelle il a cours, celle dans laquelle il a été montré, appris, reproduit, qui n’est pas forcément celle dans laquelle vit ou travaille le scripteur. Cette direction de l’écriture influe sur l’ensemble des capacités sensorielles de l’individu : par exemple, l’exercice de la vue est conditionné par la direction de la graphie en usage dans telle ou telle aire culturelle, ce dont l’art ou les images publicitaires témoignent suffisamment. Chacun le sait, mais en avons-nous tiré les conséquences didactiques, rien n’est moins sûr.
L’auteur du geste d’écrire inscrit des sons, du sens, dans un certain ordre qui est celui voulu par la langue et son institutionnalisation dans de l’écrit. Cette langue est celle de l’apprenant, une langue première, ou alors une autre langue. Si c’est la sienne, il sait déjà dans quel sens se fait la lecture, à partir d’un début situé dans l’espace/page, à droite, à gauche, en haut ou en bas. Mais, à cette première orientation générale vient se greffer un sous-ensemble de gestes différenciés qui fait partie de l’apprentissage de l’écrit. D’une part et pour ce qui est du français, cet apprentissage ne se fait pas avec les caractères de la lectures, le script, mais avec des cursives ; d’autre part, cet apprentissage renvoie, en FLE, à des apprenants qui ont déjà une certaine vision, juste ou erronée, de la page et du geste. Une confluence propre à dérouter certains.
Notre analyse va distinguer deux types fondamentaux de lettres cursives ne correspondant à aucune catégorie enseignées ou reconnue à notre connaissance : les « normales » et les « folles ». Ce sont ces dernières, qui démarrent dans le sens inverse du sens général de l'écriture, qui font difficulté, particulièrement pour certains apprenants de FLE. Pourquoi ? Nous proposerons une hypothèse après avoir observé les cursives et déterminé l'identité des lettres « folles »
2. De l’observation des tâches d’écriture au classement des cursives
2.1. Retour critique sur des observations
Une expérience longue d’enseignement du français langue étrangère ainsi qu’une recherche universitaire m’ont conduite à préciser et ordonner mes observations sur l’apprentissage de l’écriture, puis à en tirer les conséquences didactiques.
De façon générale, on ne peut remettre en cause un ordre canonique organisé de gauche à droite dans le système culturel de l’écrit en français. Si l’on considère la succession des lettres, c’est une vérité absolue : pour écrire en, je trace, tu traces un e, puis, à la droite du e, un n. Le sens général de l’écriture, c’est bien de gauche à droite, quel que soit le style d’écriture : imprimerie, cursive, script. Mais l’observation du tracé montre que certaines cursives, à un moment ou à un autre de leur élaboration interne, dévient de cet ordre canonique, lui « désobéissent » pour revenir en arrière et faire une incursion droite/gauche. C’est là une première difficulté dans l’apprentissage du tracé.
Sur la base de ces parties tracées en sens inverse du sens général de l’écriture et en faisant abstraction des ajouts (tel que le point du i et du j, ou la barre du t) qui imposent de revenir en arrière, on pourrait proposer trois catégories de cursives :
· Lettres entièrement tracées de gauche à droite : i, m, n, p, r, t, u, v, w.
· Lettres dont la graphie démarre vers la droite, comme les précédentes, et comportant un retour en arrière de façon à tracer une boucle : b, e, f, h, j, k, l, s, y, z.
· Lettres dont la graphie démarre vers la gauche, dans le sens inverse du sens général de l’écriture : a, c, d, g, o, q, le x pour la seconde partie.
Or, nous allons le voir, ce classement n’est pas satisfaisant et c’est la micro-observation des gestes des apprenants qui nous l’a prouvé.
2.1. Pour un nouveau classement des cursives selon leur processus de graphie
Ce classement n’est pas satisfaisant pour deux raisons qui tiennent au processus de graphie lui-même et non pas seulement à l’observation de la structure des cursives :
1) l’observation du processus dynamique de l’écriture chez l’apprenant montre qu’une lettre comme b, qui dévie du sens canonique pour faire une petite incursion vers la gauche au cours de son élaboration interne – et non à son point de départ – entraîne certes une difficulté, mais mineure parce qu’elle concerne la lettre déjà commencée et n’implique pas de rupture gestuelle.
2) la micro-observation de ce même processus fait apparaître que toutes les cursives ne démarrent ni même endroit ni dans le même sens. Ainsi la difficulté ne résiderait pas dans le fait d’écrire occasionnellement de droite à gauche mais bien dans celui de démarrer au bon endroit et dans le bon sens.
Du point de vue de la pratique pédagogique, cela mène à réduire l’obstacle au point d’ancrage de la cursive, à la zone où s’amorce sa direction. Là, deux mouvements inverses s’affrontent sur la frontière du sens de l’écrit, le sens obligatoire (gauche/droite) et le sens interdit (droite/gauche) voire tabou pour certains scripteurs :
· Un mouvement initial montant vers la droite, autorisé,
· Un mouvement initial descendant vers la gauche, interdit.
En conséquence, notre classement définitif va réunir les deux premières catégories pour les opposer à la troisième sur la base de ces mouvements initiaux.
Dans la première catégorie se trouvent toute les lettres dont le mouvement initial s’effectue vers la droite, qu’elles forment ou non des boucles au cours de leur élaboration interne ; dans la seconde catégorie se rangent uniquement les lettres qui ont un mouvement initial vers la gauche.
Nous allons voir à présent quelques conséquences didactiques relatives à l’apprentissage de la graphie du français, langue non maternelle.
3. Didactique du geste et caractères des lettres « normales » et « folles »
3.1. Le geste graphique ou les caractères des lettres
Les deux types de lettres que nous opposons sont donc les cursives interdites, à mouvement initial vers la gauche et que les étudiants engagés en didactique de l’écrit ont nommé eux-mêmes des lettres « folles » – a, c, d, g, o, q et x pour sa seconde partie - et toutes les autres, qui ont eu droit à l’appellation de « normales », puisque, démarrant dans le bon sens, elles ne sont pas folles : b, e, f, h, i, j, k, l, m, n, p, r, s, t, u, v, w, y, z. . :
· Caractères des dix-neuf cursives de première catégorie, « normales » :
- elles partent de la ligne ;
- elles commencent de gauche à droite en montant ;
- on peut les enchaîner de gauche à droite dans un mot ;
- elles ne demandent pas au scripteur de lever son stylo durant la graphie d’un mot.
· Caractères des sept cursives de seconde catégorie, ou « folles » :
- elles sautent et partent au dessus de la ligne de graphie ;
- elles commencent de droite à gauche en descendant ;
- il faut lever le stylo pour aller les chercher et les ramener, les raccrocher ;
- elles ne s’enchaînent pas à de gauche à droite dans un mot, le scripteur doit arrêter son geste en cours de graphie.
Reste à voir le cas de ce qu’on peut appeler les retours : trois lettres, i, j, t, des lettres « normales », dans le bon sens, impliquent cependant un retour en arrière une fois qu’elles ont été tracées sur la ligne ou dans le fil de l’écriture : pour poser le point de i et j, le trait de t. D'autres ajouts demandent au scripteur de lever le crayon à la fin du mot et de retourner en arrière pour l'achever : principalement les accents et, éventuellement, la cédille.
D’expérience on peut dire que ces retours en arrière ne font pas difficulté, à la seule condition qu’ils s’effectuent une fois le mot terminé et non pas dans le mot, ce qui impliquerait une rupture avec un lever de stylo.
3.2. Des conséquences didactiques
En clair, il est essentiel pour l’apprenant de maîtriser l'ensemble de cette gestuelle graphique, dans l'espace et dans le temps, avec ses ruptures et ses retours en arrière. Et ceci d’autant plus que les cursives « folles » comme toutes les autres, dites « normales », une fois considérée dans leurs points de départ et leurs démarrages vers la gauche ou la droite, doivent être replacées dans un processus graphique faisant intervenir une succession de points de repère dans l’espace qu’il reste à définir et à expliciter pour chacune.
En clair aussi, le rôle de l’enseignant est ici capital : il lui revient en effet d’éclairer, d’expliquer ce qu’est la graphie du français et des langues à alphabet latin, notamment en distinguant deux niveaux dans la graphie :
- la direction générale de l’écriture et de la lecture, qui ordonne le sens ;
- le niveau à double volet de l’apprentissage des cursives, impliquant, en premier lieu, une nette prise de conscience du mouvement initial des lettres, ensuite et seulement ensuite, le tracé interne de chacune d’entre elles, « folle » ou « normale ».
Est-il utile encore d’insister en disant que ce niveau de prise de conscience et de mise en ordre conditionne celui de l’enchaînement heureux des mots, des phrases, de l’écrit, du sens dans son ensemble, d’une progression pédagogique stable.
4. Le cas du français langue étrangère : un interdit ?
4.1. Des apprenants en difficulté
La difficulté à maîtriser les retours en arrière, surtout initiaux, et principalement les lettres dites « folles » semble plus accentuée pour les apprenants de FLE quel que soit leur âge, d’après notre expérience. Le désarroi de ces apprenants est sensible et la micro-observation de leur gestuelle fait apparaître une sorte d’indécision, une hésitation étonnée à un moment précis : à l’initial de ces lettres« folles ».
Nous avons observé ces difficultés auprès d’élèves de classes d’accueil mais aussi auprès d’étudiants des cours de langue universitaires et ces apprenants ont pu se libérer lorsqu’ils ont eu un regard nouveau sur les différentes lettres : à partir du moment où l’enseignant, leur donnant une image vivante et mouvante des lettres, a explicité ce qu’il avait de remarquable dans les micro- actions soutenant les formes les plus simples et les plus opposées des lettres. Ainsi, on peut enfiler les lettres « normales » comme des perles, à l’opposé, on passe, pour les lettres « folles », par une succession d’actions qui engagent le corps, lever le stylo, aller chercher la lettre, la rapporter et la raccrocher.
On peut tenter de dresser un profil de ces apprenants : il s’agit généralement d’apprenants en difficulté, qui échappent aux parcours d’apprentissage classiques, le plus souvent de faux débutants mal situés sur la frontière entre deux cultures, migrants ou étudiants étrangers. Cela signifie concrètement qu’ils ont déjà eu des contacts, au moins visuels avec les caractères latins, en script, en majuscules, ou en cursives, mais qu’ils distinguent mal les différents styles de lettres. Quant aux cursives, ils ne peuvent en maîtriser le tracé et, s’ils savent lire, ils restent confinés dans une catégorie inconnue des référentiels de compétences en langues qu’on pourrait appeler d’insuffisante maîtrise du tracé et, partant, de la production écrite.
Notre hypothèse, construite et validée au fil de l’expérience, est que la rupture gestuelle -et sans doute aussi visuelle-, engendrée par ces lettres, associée à un démarrage « à l’envers » crée le désarroi. Au moment où le geste du scripteur, lancé de gauche à droite, doit s’arrêter. Alors, ce scripteur se trouve confronté à ce qu’il a dû plus ou moins intégrer comme un interdit spatial institutionnel : on ne trace pas la chaîne écrite de droite à gauche dans l’écrit français. Leur anxiété s’inscrit dans une logique d’hypercorrection culturelle.
4.2. Des enseignants de FLE avertis et formés
La réponse à cette question de l’interdit, question jamais posée, car indistincte, n’est pas claire pour les apprenants, simplement leur corps déjà marqué de scriptural résiste à travers leur geste. Cette question et sa réponse devraient être formulées par l’enseignant, sous des formes variables, du plus simple au plus métaphorique, mais convergentes de façon à être entendu de tous.
L’essentiel, on l’a vu, est de marquer la distinction entre deux niveaux du geste : le sens général de la graphie et le point de démarrage des lettres, folles et normales. Ensuite seulement, on peut étudier, comme le font certains logiciels d’apprentissage des cursives, les points successifs par lesquelles passe chaque lettre. La didactique du FLE a encore à faire pour prendre la mesure de la place et de la fonction qu’occupent les différentes sortes de caractères, scripts, cursifs, majuscules, dans le quotidien de l’enseignement de l’écrit ; elle pourrait aussi s’interroger sur le geste d’écrire et la naissance des lettres, sur la maîtrise culturelle des tracés. Et démontrer que la langue française n’est pas la seule à vivre ce genre de contradiction spatiale interne dans l’écriture cursive, l’arabe et d’autres langues ont, elles aussi, des démarrages à l’envers et des ruptures dans la continuité de la chaîne de l’écrit.
Cet essentiel va au-delà du didactique ; ou alors le didactique est ancrée dans le culturel. Réponse à l’obligation qui est faire par l’Institution d’une gestuelle inscrite dans un rapport spatial initial gauche/droite dans les comportements du monde de l’écrit, ouvrir un livre, tourner la page, tirer un trait, prendre un double feuille dans le bon sens, enfin, poser son stylo et commencer à tracer, écrire..., le désarroi de ces apprenants ne serait qu’un interdit culturel trop bien intériorisé. Leur demande-t-on vraiment soudainement de faire ce qu’on leur interdit sans cesse ?
Voilà pourquoi ces lettres dites par les apprenants eux-mêmes « folles », complexes par leur tracé dans l’espace, constituent une difficulté non seulement dans leur graphie mais aussi, en arrière-plan, pour une raison culturelle, en particulier dans le cadre de l’enseignement du français langue étrangère : leur apprentissage nécessite de savoir «déjouer » l’interdit en le comprenant et en sachant où il s’exerce sur la feuille. C’est le travail de l’enseignant. Pour surmonter cet interdit, il faut une autorisation. C’est l’attente de l’étudiant.
Terminons avec le rôle de l’enseignant : selon nombre de didacticiens, l’enseignant serait désormais un animateur, une aide, car les nouvelles technologies et les médias lui feraient une vive concurrence dans l’accès au savoir ; or on a vu ici que son rôle de médiateur culturel est loin d’être négligeable. Sa compétence à observer les formes et les contours de l’écrit dans sa propre langue, parallèlement, son aptitude à les expliciter, fait de lui celui sur lequel repose l’émergence d’une nouvelle compétence encore inconnue en FLE « Je sais où commencent les cursives ».
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